Aujourd'hui, je vous présente la seconde nouvelle que j'ai écrite pour le concours Émile Moselly
Toul 1552
Les gens que je croise parfois ici m'appellent Jean le Lorrain. J'ai beau m'évertuer à leur dire que je ne suis pas Lorrain, mais Toulois, rien n'y fait jamais, et j’ai fini par m'y habituer. De temps à autre, quelqu’un me demande ce que je suis venu faire ici, si loin de mon évêché. Pourraient-ils seulement comprendre ?
Mon histoire débuta à l’hiver 1552. La rumeur courrait
depuis longtemps, disant qu'Henri II, roi de France, désirait intégrer les
trois évêchés à son royaume. Il aurait pour cela obtenu l'accord d’Albert de
Brandebourg et des princes allemands adeptes des thèses de Luther, en échange
de son appui contre notre empereur Charles Quint.
Je détestais les Français depuis que mes parents avaient trouvé la mort,
lorsque les lansquenets du roi François étaient venus piller les terres de l’évêché
et rançonner la ville. Je me rendais donc tous les soirs à la cathédrale pour
prier la vierge au pied d'argent qui avait déjà protégé la cité contre ses
ennemis. En vain. Un jour de février, François de Lorraine, Duc de Guise se
présenta devant les portes de la ville avec une armée considérable. Les
Toulois, déjà convaincus par les promesses d’Henri II et le peu d’empressement
de l’empereur pour protéger la ville, ne lui opposèrent aucune résistance.
Je décidais de quitter l'hôpital du saint esprit où je
me vouais aux miséreux, afin de me rendre sur les murs de la cité pour voir
cette armée étrangère qui prétendait prendre possession de notre ville, mais je
fus arrêté près de la porte Malpertuis par un triste cortège. Les gardes
conduisaient Eude Duclos à la potence. Ce commerçant messin, par ailleurs
fervent opposant aux projets du roi Henri II, avait été jugé pour hérésie et
condamné à mort pour ses crimes. Les citains huaient le condamné, certains
étant prêts à le lapider par eux même.
Lorsque Duclos et les gardes franchirent la porte, une jeune femme se retourna
devant moi, me bouscula et chuta. Je pris sa main pour l'aider à se relever.
Elle jeta sur moi un regard plein de larmes qui ébranla mon cœur et mon âme.
Elle avait de grands yeux verts, quelques taches de rousseur parsemaient son
charmant visage, et une mèche blonde désordonnée dépassait de sa coiffe. Je
remarquais soudain combien sa main me semblait douce et fragile au creux de la
mienne, mais je n'eus pas l'occasion de lui adresser la parole. Elle me
remercia rapidement et s'enfuit en courant au travers de la foule.
Lorsque enfin, je parvins sur le chemin de ronde, je pus observer
l’impressionnante armée campée dans la plaine, mais curieusement, cela ne me
semblait plus aussi important.
Le soir même, dans ma cellule, je me rendis compte que
cette jeune femme occupait toutes mes pensées. J'en éprouvais aussitôt honte et
culpabilité, car j'avais décidé de vouer ma vie à Dieu, et je devais bientôt
prononcer mes vœux. Je ne pouvais, je ne devais en aucun cas me détourner de ma
voie sacrée.
Cependant, je la revis quelques jours plus tard à l'hôtel Dieu. Elle venait
chercher aumône, le fard aux joues. Je crois qu'elle ne me reconnut pas lorsque
je lui tendis un morceau de pain, qu'elle prit en me remerciant.
Plus tard, à la tombée de la nuit, je la surpris près de la tour
Qui-qu'en-Grogne alors que je m'en retournais vers l'abbaye St Léon après
avoir, encore une fois, prié la vierge au pied d'argent de sauver la ville.
J'arrivais à peine au pont des cordeliers qu'un cri
atroce déchira le silence du début de nuit. Je m'en retournais sur mes pas et
vis Robert de Pimodan, l'un des cousins du bailli et proche de Jean Boileau,
notre maître échevin. Il gisait au pied de la tour. À quelques mètres de là, j'aperçus
ma jeune inconnue que trois gardes avaient prestement arrêtée, arguant qu'elle
avait tué Robert. Déjà, les premiers curieux commençaient à lui crier toutes
sortes d’horreurs, certains l’accusant même d’être une hérétique comme son
maître.
Abasourdi par ce navrant spectacle, j'observais mon inconnue que les gardes
conduisaient à l’Hôtel du Gouvernement où elle serait jugée et probablement
condamnée dès le lendemain. Puis six hommes emportèrent enfin la dépouille. Je
remarquais alors un homme du palais épiscopal dont j’ignorais le nom. Il ne
paraissait pas choqué par ce qui venait de se passer et semblait au contraire
en éprouver une certaine satisfaction. Le regard qu'il me lança lorsqu'il vit
que je l'observais me fit froid dans le dos.
Je rentrais à l’abbaye en me disant que c’était
peut-être un signe pour me dire de ne pas dévier de ma voie. Mais tout mon être
hurlait contre ce qui me semblait être une injustice.
Je priais alors une bonne partie de la nuit, demandant à Dieu de répondre à mes
questions. Une idée germa alors en moi. J'avais voué mon existence au service
de Dieu, de la vérité et de l'amour de mon prochain. Serais-je jamais digne de
prononcer mes vœux si je refusais mon aide à ma belle inconnue, sous prétexte
qu'on la disait hérétique ?
Fermement résolu à empêcher le bourreau de lui passer le garrot autour du cou,
je retournais à la tour Qui Qu'en Grogne. De là-haut, la vue que j’eus sur le
château épiscopal me fit comprendre pourquoi les évêques s'étaient toujours
acharnés à la reprendre aux bourgeois pour la faire démolir. Néanmoins, je
n'étais pas monté ici pour espionner Monseigneur d'Hocédy, mais pour disculper
une innocente.
J'observais minutieusement l'endroit sans rien noter d'utile, jusqu'à ce que je
me penche pour voir l'endroit où Robert était venu s'écraser en contrebas. Il
me fallut me hisser sur la pointe des pieds pour y parvenir. Je réalisais alors
que la frêle accusée n'aurait jamais eu la force de projeter le très imposant
Robert dans le vide.
Le procès eu lieu le jour même à
l'Hôtel du Gouvernement. Les curieux s'étaient massés là pour assister au
spectacle, et le bourreau attendait patiemment que soit rendu le jugement. Un
bourgeois accusait la belle innocente d'avoir poussé Robert du haut de la tour.
Il affirmait l'avoir vue redescendre, affolée, quelques instants après que le
malheureux ait rendu l'âme. Il n'avait aucun doute et l’estimait coupable. Le
cœur battant la chamade alors que le bailli allait bientôt donner sa sentence,
je demandais suffisamment fort pour être entendu :
— Comment aurait-elle pu pousser le sieur Robert ?
La foule se tourna soudainement vers moi, et je me sentis rougir :
— Robert était une force de la nature, un colosse...
Quelqu'un ajouta ce que je n'osais dire, de peur d'offenser la mémoire du
défunt :
— Gras comme un cochon !
La foule se mit à rire, et le bailli dut intervenir pour réclamer de la
décence. Je poursuivis sans oser regarder la jeune femme :
— Il a fallu six hommes vigoureux pour le transporter. Regardez cette jeune
femme. Aurait-elle la force de six hommes pour pouvoir jeter Robert du haut de
la tour ? Se serait-il laissé faire ou aurait-il résisté ? Comment alors
aurait-elle pu le maîtriser ?
La foule fit silence et tous observèrent l’accusée. Ce n'est qu'à cet instant
que je tournais mon regard vers elle. Elle semblait avoir repris espoir, et je
crus lire de la gratitude dans son regard.
Je trouvais alors le courage de finir ma plaidoirie :
— Au nom de quelle justice enverrions-nous cette jeune femme à la mort pour un
crime qu'elle ne peut avoir commis ? Pourrions-nous seulement nous tourner vers
Dieu et implorer son pardon pour nos pêchés, si nous refusions de reconnaître
l'innocence de cette personne ?
Quelqu'un hurla dans la foule :
— Elle servait Duclos l'hérétique ! C'en est une elle aussi !
Je me tournais vivement vers cet importun et reconnu l’homme inquiétant de la
veille :
— Tu es au service de l'évêque n’est-ce pas ? Cela fait-il de toi un
évêque ?
La foule se mit à rire, et je m’autorisais enfin à espérer l’avoir sauvée.
Le bailli observa longuement la jeune femme avant de
rendre sa décision. Il n'aimait pas l'idée de laisser ce crime impuni, mais il
lui fallait admettre que l'idée de cette jeune fille soulevant son gros cousin
était pour le moins saugrenue. Il rendit donc sa sentence :
— Cette jeune femme est manifestement innocente du crime perpétré hier sur la
personne de Robert. Elle est donc libre. Mais ce crime ne saurait rester
impuni, et je m’emploierai à retrouver le coupable.
Un intense brouhaha retentit dans l'assistance. J'y perçus comme une note de
frustration, comme si la soif de vengeance l’emportait sur la recherche de la
vérité et le besoin de justice. J'en éprouvais un certain malaise.
La foule se dispersa, et la demoiselle fut reconduite
en dehors de l'Hôtel du gouvernement sans ménagement. Bien que reconnue
innocente, les gens l'évitaient désormais comme si elle était pestiférée.
Lorsque la rue fut vidée, je m'approchais d'elle, le cœur battant. Elle
m’offrit le plus merveilleux des sourires en me voyant, et je manquais de me
noyer dans son regard aussi limpide qu’une source fraîche. Je venais de
m’opposer à l’homme le plus inquiétant que je connaisse, et pourtant, je me
sentis défaillir face à elle, si belle et si frêle. Elle m’exprima sa gratitude
et me demanda comment me remercier. Je parvins, non sans maladresse, à lui dire
que son sourire me semblait être la plus merveilleuse des récompenses.
Je lui proposais ensuite de l’accompagner vers l’Hôtel Dieu, afin de lui
procurer un repas que personne n’avait jugé bon de lui accorder depuis la
veille. En chemin, j’appris enfin son nom : Blanche.
Je tentais de convaincre le frère Pierre, intendant de
l’abbaye, de trouver un emploi pour Blanche, car elle était dans le besoin
depuis que Eude avait été arrêté.
— Ici, on porte la bure, pas le jupon ! De plus, cette... personne a mauvaise
réputation. Nous ne pouvons pas l'accepter dans nos murs. Qu'elle vienne faire
l'aumône si elle veut, mais nous ne ferons rien de plus pour elle.
Il se pencha vers moi :
— De plus, ce n'est pas en fréquentant ce genre de personne que vous vous
montrerez digne de célébrer votre vêture.
Les mots froids et sentencieux du frère Pierre me glacèrent le sang, mais je
refusais pourtant d’abandonner Blanche à son sort.
Les nombreux soldats français stationnés dans les faubourgs apportaient une animation nouvelle et dépensaient leur solde dans tous les commerces de la ville, même ceux, honteux, pratiqués par les femmes de la rue de la monnaie, où Blanche trouva un emploi de ménagère. Elle fut bien traitée par la tenancière, mais elle devait sans cesse repousser les Français qui tentaient en permanence de s’offrir ses services, ce qui ne fit qu’exacerber la haine que je leur portais depuis si longtemps.
De mon côté, je cherchais à en savoir plus sur cet homme mystérieux et inquiétant qui me semblait lié d’une manière ou d’une autre à la mort de Robert de Pimodan. J’interrogeais les gens qui le côtoyaient et le suivais de loin dans ses déplacements. J’appris qu’il se prénommait Simon, et qu’il se rendait souvent dans les faubourgs où étaient stationnés les Français. J’appris également qu’il était arrivé en janvier, après que l'archevêque de Reims ait reçu notre évêque, les chanoines et les échevins à l’abbaye de Saint Mansuy, pour les convaincre de se rallier au roi Henri.
Chaque soir, j'attendais impatiemment la fin des
vêpres pour revoir Blanche, car je ne me sentais désormais vivant que lorsque
j’étais à ses côtés. Elle me dit qu’elle était venue de Metz avec Eude Duclos
après le décès de ses parents. Son maître était effectivement partisan des
thèses réformistes, mais il avait été bon avec elle et l’avait instruite. Je
compris à son discours qu’elle était elle-même séduite par la réforme et j’en
vins à lui demander si elle était adepte de Luther. Elle s’empourpra alors, me
répondant qu’elle aimait Dieu tout autant que moi. Cela faisait-il d’elle une
hérétique ? Je ne sus que répondre. Toul n’était pas Metz, et la réforme
n’avait eu que peu d’échos dans la cité. Je me contentais alors de prendre sa
main et de lui dire que cela ne faisait certainement pas d’elle une mauvaise
personne.
Le regard qu’elle me lança alors me bouleversa. Elle sembla apaisée,
reconnaissante, mais je perçus aussi chez elle une profonde tristesse, comme un
déchirement. Elle me demanda alors si j'avais entendu parler du nouveau monde.
J'avais comme beaucoup connaissance des nouvelles colonies espagnoles, et je
savais que certains marins français, anglais et hollandais allaient pêcher dans
l'embouchure d'un grand fleuve, au-delà de l'océan. Le regard de Blanche se
perdit dans le vide avant qu'elle ne me demande si, là-bas, on la jugerait
aussi sur ses convictions religieuses. La simple idée de la voir disparaître de
ma vie ouvrit un abîme glacé dans mon cœur. Je m'enhardis alors à lui dire que
j'étais prêt à tenter l'aventure avec elle, sans pourtant rien connaître de ces
terres nouvelles. Elle se tourna alors vers moi. La lumière du soir faisait
danser des petites flammes dorées dans ses yeux, et pour la première fois
depuis longtemps, j'oubliais jusqu'à ces vœux que je n'avais pas encore
prononcés. Elle était là, à mes côtés, et le monde pouvait bien tourner sans
nous. Elle déposa alors un baiser sur ma joue. Aujourd'hui encore, je sens
toujours le contact de ses lèvres si douces sur ma peau.
Le lendemain, mardi de la semaine sainte, Toul s'agita
comme rarement. Le roi Henri en personne s'apprêtait à entrer dans nos murs par
la porte Malpertuis. La foule était si dense que Blanche et moi ne pûmes nous approcher.
Je l'entraînais alors vers la cathédrale, où nous montâmes dans la tour Sud. De
là, nous vîmes les troupes françaises massées au nord de la ville, plus
nombreuses que la population même de Toul, portant l’étendard blanc ou encore
le bleu aux fleurs de lys. Une clameur monta soudain dans les rues : "
Vive le roi ! Vive le roi !"
Le cortège royal vint à passer devant le palais épiscopal où Henri et ses
officiers furent reçus par l'évêque alors que la multitude de soldats,
cavaliers, archers et lansquenets, ressortirent par la porte du Guet pour se
rendre sur la plaine de Dommartin.
Je fus stupéfait par cette démonstration de force et compris à cet instant
seulement que Toul était d’ores et déjà française.
Nous ressortîmes de la cathédrale avant que les chanoines ne nous remarquent. Devant le palais épiscopal, je vis l’inquiétant Simon en grande discussion avec un gentilhomme français balafré. Je ne l’avais jamais vu d’aussi près, mais j’étais certain qu’il s’agissait du duc de Guise. Les deux hommes semblaient fort bien se connaître, et tout me sembla soudain évident. Simon m’aperçut et porta immédiatement la main à son épée, mais le duc l’arrêta en se tournant vers moi pour me regarder. Je décidais de ne pas rester ici plus longtemps, et entraînais Blanche loin des intrigues de palais.
Dès le lendemain pourtant, alors que toute la ville ne
parlait que du roi de France, je tentais à nouveau d’en savoir plus sur ce
mystérieux Simon, le suivant aussi discrètement que possible et interrogeant
ceux avec qui il avait commerce. Blanche essaya de me dissuader, de poursuivre
mes investigations. Elle me rappela non sans raison que le bailli avait promis
de rendre justice à son cousin et qu’il en avait fait une affaire personnelle.
J’appris néanmoins que Simon était selon toutes vraisemblances de la famille du
duc de Guise.
La vérité que je commençais à entrevoir me semblait effarante, et cependant...
Eude et Robert étaient tous deux connus pour s’être ouvertement opposés au
rattachement de la cité au royaume de France. Était-il possible que tout soit
lié ?
Au soir du jeudi saint, près de la
porte de la Rousse, je retrouvais Blanche qui revenait de l’abbaye Saint Evre
avec un panier de provisions. Je lui exposais mes conclusions, mais à ma grande
surprise, elle tenta de me convaincre d'oublier cette histoire. Ce Simon,
présent lors de l’arrestation d’Eude, la terrorisait.
Je la vis soudain blêmir et lâcher son panier. Il venait d'apparaître à
quelques pas de nous. Paniquée, elle m'entraîna dans les rues de la ville pour
le fuir. Arrivés à l’hôpital des bourgeois, je me retournais et constatais
qu’il nous suivait, l’air mauvais. J’entraînais alors Blanche dans le dédale
des ruelles pour tenter de lui échapper, passant devant l’église Saint
Gengoult, puis place Croix de Füe et enfin la rue Michâtel. Nous longeâmes la
maison Bossuet où une fête était donnée et je la suivis jusqu'au parvis de la
cathédrale. Sans plus attendre, nous entrâmes dans la maison de Dieu pour y
chercher refuge. Je fis monter Blanche dans la tour Nord et la suivit, prenant
soin de ne pas laisser claquer la porte. Arrivés dans la salle supérieure de la
tour, elle se jeta à genoux et pria, les larmes aux yeux, tandis que j'épiais
les moindres bruits. La porte s'ouvrit brutalement. Il était là, l'épée à la
main. Je saisis Blanche par la main, pendant qu'il me parlait froidement :
— Tu aurais dû laisser le bourreau faire son œuvre et tu aurais pu vivre. Mais
non. Il a fallu que tu t'en mêles.
Il pointa son épée vers moi :
— Tu as posé trop de questions. Maintenant, toi aussi, tu en sais trop.
Je reculais vers le petit passage sombre qui rejoignait la tour Sud, essayant
de l’obstruer avec le peu que je trouvais et m'interposant entre Blanche et
lui.
— Personne ne doit jamais savoir que j'ai tué le gros Robert et toi, tu vas
mourir pour une femme qui n'en vaut pas la peine.
Il cracha au sol.
— C'est une hérétique et une catin. Savais-tu qu’elle s'est donnée au gros
Robert pour qu'il l'épargne.
Elle hurla :
— Non ! Ce pourceau dépravé m'a forcée ! J’aurais mille fois préféré
mourir !
Il sourit méchamment :
— Sais-tu que c’est elle qui a attiré le pauvre Robert à la Tour ? Le
reste fut un jeu d’enfant pour moi.
Je continuais à reculer, ignorant les horreurs qui sortaient de sa bouche et
nous montâmes à nouveau des escaliers. Je réalisais alors qu’une fois en haut
de la tour, nous serions perdus. Je décidais donc de tenter de fuir par le
chemin de corniche qui pouvait nous offrir des échappatoires.
Surplombant la salle des chapitres, effrayée par le
vide, Blanche n’osait avancer. Je tressaillis en entendant le bruit sinistre de
la porte qui s’ouvrait derrière nous. Je me retournais, face à Simon qui
fouettait l’air avec son épée. Il tenta un coup de taille que j'esquivais de
justesse, mais il me frappa du pied et je basculais dans le vide, ne me
rattrapant que d'une main. Il s'approcha, un sourire de victoire sur les lèvres
:
— Cette sorcière t'aura poussé dans le vide comme elle l'a déjà fait avec le
gros Robert. Elle sera condamnée et personne ne se souviendra de vous.
Il s'apprêtait à m'écraser les doigts, lorsque Blanche hurla, se précipita sur
lui et le bouscula pour l’en empêcher, lui faisant perdre l’équilibre. Juste
avant de basculer dans le vide, il tenta de se rattraper à elle, en vain, mais
il l'entraîna dans sa chute. Je parvins à rattraper Blanche par la main et
Simon s'écrasa sur la toiture de la travée en contrebas, près de la salle des
chapitres.
Je tentais alors désespérément de la hisser vers la corniche, sachant que je ne
pourrais pas rester agrippé ainsi très longtemps.
Comprit-elle alors que je préférais mourir avec elle que de la laisser tomber ?
Je vis dans son regard qu'elle refusait cette idée. Résignée, elle me dit
calmement :
— Je haïssais Robert pour ce qu’il m’a fait, mais Simon me terrorisait pour ce
qu’il était capable de faire. Me pardonneras-tu un jour ?
Malgré mes suppliques, elle lâcha ma main, se laissa glisser dans la mienne et
tomba à son tour en silence, apaisée.
Depuis ce soir-là, je ne pouvais plus vivre à Toul.
J'embarquais bien plus tard sur un navire qui partait pêcher la morue dans la
baie du Grand Fleuve. Le voyage fut éprouvant pour le piètre marin que j’étais,
mais mes camarades, rieurs, ne m’en tinrent pas rigueur. L’un d’eux
m’interrogea un jour sur les idées de Luther, me demandant s’il avait raison ou
s’il était dans l’erreur. Je pensais alors à Blanche et me contentais de
répondre qu’à mon avis, l’important n’était pas la façon dont on s’adressait à
Dieu, mais ce qu’on avait à lui dire, et ce qu’on était prêt à entendre en
retour.
Lorsque enfin, nous arrivâmes sur les berges du Grand Fleuve, je décidais de
rester sur ces terres vierges, bien que les marins me prévinssent que les
sauvages finiraient certainement par m’y tuer. Pouvaient-ils seulement
comprendre que j'étais déjà mort à Toul en 1552 ?
Aujourd’hui encore, d'une certaine manière, je respecte ma promesse d'accompagner Blanche dans le nouveau monde, car tous les soirs, lorsque je ferme les yeux, je revois son doux visage et dans ces moments-là, je sais qu'elle est avec moi, en paix.